lundi 12 août 2013

Danse macabre ( épisode 9 de Des zombies dans le RER)

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Dans l'obscurité de la voiture de RER, où seuls les écrans des nerds, et la conversation de la voyageuse éclairaient la nuit d'angoisse, commença à parvenir aux oreilles des passagers une rumeur dangereusement angoissante. C'était comme une symphonie de murmures et de grognements. Elle était accompagnée d'un mouvement non mécanique du train et d'un cliquetis de doigts et de dents. La rame paraissait être recarrossée comme de la pâte à modeler métallique sous la pression de milliers de doigts décharnés. Gloria chuchota dans un souffle urgent, glacé et rauque : « fermez toutes les fenêtres » et elle vit les ombres du train se précipiter pour abaisser les vitres. Leur fpoum traditionnellement aussi bruyant qu'un coup de masse sur un tambour semblait accélérer et rapprocher les claquettes morbides et le coeur de Gloria en avait le hoquet. Des images de danses macabres du moyen âge éclataient dans sa tête comme des bulles de savon et explosaient en elle la musique famélique et rythmée qui l'avait obsédée dans son enfance : le bal en fa dièse mineur, chanté par Angelo Branduardi : «Je suis la mort des hommes, je porte couronne...toi maîtresse du monde soit bienvenue dans nos maisons, pose ta faux au creux de nos musiques, prends place dans nos danses et si tu danses encore, toute la mort sera morte à l'aurore... ». Elle avait entendu Brassens, dans une interview, raconter que dans la cave de certains bars des Halles on trouvait encore dans les années 50 des ossements de l'ancien cimetière des innocents qui avait été là, et l'idée lui vint que tous ces os qui peuplaient le monde souterrain de Paris pouvaient bien, peut-être, renaître au mouvement et attaquer les vivants... 

Elle fût coupée dans son angoisse par la voix terrestre de la jeune jacteuse accrochée à son téléphone comme en 2001 :
« Ouais il faut que je ferme ma fenêtre, hé hé les gens sont flippés comme des gros malades ! ». Gloria dans l'obscurité qui s'éclaircissait à mesure que ses yeux s'y habituaient avait l'impression de distinguer la pâleur et l'hébétude de ses camarades de galère. Et tous ces visages torturés étaient tournés vers la jeune-femme qui n'avait pas cessé de palabrer. C'était une situation traditionnelle du RER : celle où une seule personne dérange tout le wagon et où personne n'ose rien dire. Mais cette fois, exprimer son malaise et la nécessité du silence était une question de vie ou de mort. Le bruit pouvait attirer l'attention des crevés, et cette fille avec sa voix suraigüe était un danger public. Lisa alla fermer sa fenêtre et le fpoum monumental ne la faisant pas taire, elle ajouta d'un ton calme et meurtrier : «  tu veux tu pas fermer ta gueule ou tu veux crever, ostie de calisse de guidoune ! ». Sans une parole de plus la jeune femme raccrocha. Maintenant que les fenêtres étaient closes et que la conversation avait cessé, la voiture était livrée au silence des hommes. Des dents claquaient comme extérieures à elle, mais Gloria savait que c'étaient les siennes, et elle avait froid, bien qu'elle ait aussi très chaud. Le long de son dos, et entre ses cuisses, glissaient des gouttes glacées.

Lisa récupérait les valises des voyageurs pour les mettre le long des portes. Elle était comme un enfant à la plage qui pense sans trop y croire que les murailles de sable qu'il érige contre la mer résisteront à la marée. Un type vînt la voir. Dans l'obscurité, Lisa pouvait seulement imaginer qu'il était grand, qu'il était sûrement brun, qu'il portait un bermuda, une chemise à manches courtes et une drôle de casquette. Il lui dit avec un fort accent américain mais dans un bon français : « Bonjour, mon nom est Holden, et je pense avoir quelque chose qui peut vous intéresser. » Lisa chercha Gloria du regard mais celle-ci demeurée immobile, le dos encore collé aux portes coulissantes, était invisible dans cette obscurité granuleuse. Holden était en attente, et Lisa se demandait pourquoi ce type était venu lui parler, car bien que naturellement confiante, cela faisait maintenant suffisamment de temps qu'elle vivait en région parisienne pour ne pas se méfier des propositions des inconnus. Mais elle haussa les épaules et dit à Holden : « Moi c'est Lisa, vas-y montre ton truc ! ».

 Holden était installé dans le dernier booth du wagon, celui qui était près de la porte coulissante qui mènerait soit à la prochaine voiture, soit à la cabine du conducteur. Lisa pensa à leur quête, elle se fît la réflexion que depuis que le train était plongé dans l'obscurité, le chauffeur n'avait pas parlé et qu'on pouvait désormais penser à l'éventualité qu'il soit mort, qu'il soit zombifié, ou pire qu'une division de morts-vivants aient envahi sa cabine. Et en regardant les portes alors que l'américain était penché sur ses sacs, Lisa finit sa pensée à voix haute et dit « … et nous n'avons même pas de vraies armes... ». Holden la regarda puis s'écarta, il avait ouvert un grand sac noir et en présentait le contenu à Lisa.
À l'autre bout de la voiture, Gloria essayait de juguler sa peur. Elle avait encore en main l'appareil photo, et son sac sur son épaule... Elle l'ouvrit et bu une gorgée de l'eau tiédasse de sa bouteille de volvic. Elle regarda autour d'elle les ombres pixelisées en attente de quelque chose. Les bruits de grognements devenaient plus distincts, et il lui semblait que des animaux sauvages étaient sur le toit qui résonnait et vibrait comme s'il était couvert d'une meute de chien, ou pire, d'un troupeau de loups affamés et assoiffés de sang. Les visages qui, il y a quelques instants fixaient la bavarde, étaient tournés vers le plafond. Elle entendait des murmures plus proches et plus articulés, elle voulu se rapprocher de ce son rassurant et prit conscience qu'elle n'avait pas bougé depuis qu'elles étaient entrées dans ce wagon, qu'en revanche Lisa n'était plus près d'elle, et cette pensée lui donna le vertige : «Où est Lisa ? Où est Lisa ? » commença-t-elle à penser jusqu'à ce qu'elle finisse par le prononcer tout haut, tout en se dirigeant vers le murmure continu... 

Gloria tâtonnait, elle ne voyait pas assez, et elle se sentait prise dans un tourbillon glacé, dans un vortex aspirant. Le monde était obscurité, chaleur, bruits cauchemardesques. Pourtant tout en douceur une main s'approcha, puis se posa sur son épaule, et cette sensation, ce contact humain calma le vacarme des pensées de Gloria, elle se tourna en demandant « Lisa ? ». Une vielle antillaise au visage ridé et souriant lui répondit : « Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous, pauvres pécheurs ». Du regard, elle invita Gloria à s'assoir en face d'elle. La vieille dame finit de répéter sa prière, et regarda calmement la jeune tueuse de zombies : « comment t'appelles-tu? », « Gloria », « c'est un beau nom, Gloria, tu veux prier avec moi ? Le seigneur Jésus-Christ t'aime, et il t'accueillera à bras ouverts dans son royaume ». « Je suis désolée, madame...? », « Franny », « Vraiment?... Je suis désolée je dois retrouver Lisa, Jésus-Christ c'est pas trop mon style, je lui préfère Alice Cooper et toute la clique des rock stars du monde. », « tant pis pour toi ! » répondit Franny, comme si Gloria lui avait raconté avoir rejoint Satan au croisement de deux chemins dans le fin fond de la Louisiane. Gloria se leva et en posant sa main sur l'épaule de Franny qui avait repris sa litanie, la bénit de tous les esprits du blues et du rock'n'roll.

Comment avait-elle pu oublier la musique ? Si elle devait crever, il fallait le faire en rythme et avec style, alors de son sac, elle sortit ses écouteurs, les brancha à son blackberry, et sur shuffle, l'animal électronique eut l'extrême ironie de lui servir un highway to hell, alors que justement elle se sentait sur la pente de l'enfer ou plutôt des enfers. Et sur les riffs des guitares tétanos, Gloria reprit sa déambulation dans l'allée immobile du train. Elle n'entendait plus ni la meute, ni les prières, ni l'appel de la mort, elle n'entendait plus que le courant alternatif de ACDC. Elle cherchait la tête blonde de sa camarade de tranchée, et la vit réapparaître, sortie du dernier booth, avec un homme brun d'environ trente cinq ans. Elle se dit que Lisa avait profité de ses dernières minutes pour prendre son pied une dernière fois avant l'attaque, mais elle changea de théorie lorsqu'elle vit que tous deux se présentaient à elle avec des épées aux poings. Gloria arrêta la musique et se précipita vers eux : « Holden, je te présente Gloria, Gloria, voici Holden, il était à l'hôtel à Robinson, avec une équipe de junior en escrime et c'est lui qui était en charge de porter le matériel », « Oui, ajouta Holden, on était en stage en France », il donna un fleuret à Gloria ainsi qu'un masque et des protections. Lisa fit signe aux autres voyageurs qui venaient dans leur direction de venir s'équiper...

Et toujours: merci à Marie Minute dont vous devez découvrir le formidable blog, pour sa relecture attentive de ma prose.
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